A la longévité remarquable, l'Empire Romain d'Orient fondé en 330, comme entité administrative distincte de l'Empire Romain d'Occident, survit un millénaire après la chute de Rome (476), jusqu'à la prise de la ville de Constantinople, la capitale, par les Ottomans. S'il n'a pas reçu la même attention que l'Empire Romain lui-même, de la part des historiens, son influence, entre Orient et Occident, perdure même après la défaite de l'Empire. Héritier de Rome sur le plan administratif et juridique, l'Empire byzantin est un État où le grec l'emporte très rapidement sur le latin au point de vue linguistique et culturel. Cet Empire constitue un cas important sur le plan de la stratégie, élaborée et mise en oeuvre par tout un ensemble de dynasties, qui, au gré des circonstances, garde une même tradition de gouvernement intérieur et de diplomatie extérieure. Alors que militairement parlant, l'Empire se trouve souvent en état d'infériorité, les différents empereurs usent principalement de la ruse pour s'imposer à leurs adversaires, dressant "barbares" contre "barbares".
S'instaurent des relations bien définies entre les diverses populations et l'appareil administivo-judickaire, un système fiscal et un modèle d'armée et de marine précis qui les servent de siècles et siècles, quel que soient d'ailleurs les fortunes ou infortunes qui changent le tracé des frontières avec ses voisins.
C'est une stratégie défensive qui se met en oeuvre, soutenue par des réflexions menée par des stratèges de grande valeur, issus des diverses nationalités qui peuplent l'Empire, qui doivent lutter à la fois contre des ennemis extérieurs plus ou moins bien organisés, Avars, Sassanides, Goths, Turcs, Bugares, Slaves, Arabes, Mongols et contre des ennemis intérieurs. L'Empire doit face face autant à de nombreuses guerres qu'à des séditions internes. L'Empire byzantin - contrairement à la Chine qui grâce au nombre réussit à phagocyter ses conquérants - du fait de sa faiblesse démographique, joint à un affaiblissement monétaire et commercial (notamment face à Venise), finit submergé par ses multiples ennemis (y compris les Croisés d'Occident...).
Un Empire qui se restructure sur de nouvelles bases
Rappelons que l'Empire byzantin est issu d'abord du partage du pouvoir impérial dans l'Empire Romain au IVe siècle entre deux empereurs, l'un régent désormais sur l'Orient (capitale Constantinople, anciennement Byzance), l'autre sur la partie occidentale (capitale Milan, puis Ravenne). C'est seulement plus tard que l'appellation "byzantin" se généralise pour l'Empire romain d'Orient. Les habitants de la partie orientale de l'Empire Romain se sente d'abord Romains comme ceux d'Occidentaux, avant que peu à peu les institutions, la nature des menaces, les différentes successions, la religion changent et se séparent de l'autre partie à l'Ouest. Cette séparation est déjà effective lorsque l'Empire Romain d'Occident cesse d'exister. Et même à ce moment, les empereurs en Orient, comme JUSTINIEN se considère toujours dépositaire de l'autorité à l'Ouest et tentent de reprendre aux différentes tribus germaniques les territoires perdus (en y parvenant seulement partiellement). Peu à peu, ces territoires là sont abandonnés ou reperdus, vues les différentes attaques subies sur les frontières, notamment à l'Est et au Sud. Les historiens établissent une coupure franche dans la périodicité, mais ce n'est que pure convention, les choses se dégradant constamment et progressivement pour l'Empire Romain. Pour faire face à ces menaces et au déclin territorial, les empereurs facilitent ou impulsent plusieurs grandes réformes militaires, politico-administratives, socio-culturelles et religieuses.
Ainsi, sur le plan militaire, la disparition de la partie occidentale de l'Empire romain (476-480) et celle des légions romaines, ainsi que les menaces permanentes sur leurs foncières amènent les Byzantins à se doter d'une armée et d'une marine puissantes, dont la tactique s'élabore de manière autonome dès le VIe siècle, ce qui leur permet de dominer la région jusqu'au XIIIe siècle.
Sur les plans politico-administratif et socio-culturel, le rapide retrait territorial sur l'Anatolie, largement hellénisé, durant le VIIe siècle opère de profonds changements au sein de l'Empire. Au début du VIIIe siècle, l'avènement de la dynastie isaurienne marque l'aboutissement de cette profonde mutation. Désormais, l'Etat romain passe, dans les faits comme dans les mentalités, d'un Empire universel à caractère latin à un Empire régional à caractère grec.
Sur le plan religieux, l'avènement des Isauriens marque la la fin des grandes querelles christologiques qui marquent l'Antiquité tardive. Le processus de "byzantinisation" de l'administration et de la société romaines se déroule par le biais d'une hellénisation et d'une christianisation des valeurs au sein de l'Empire. A l'époque des Isauriens éclate la première crise iconoclaste (737-787), plus une querelle politique que religieuse. La question des relations entre Empereur et l'Église est définitivement tranchées en 879 avec la distinction stricte entre le pouvoir temporel et spirituel, bien que l'empereur conserve un certain pouvoir de nomination dans la haute hiérarchie ecclésiastique.
Une ou plusieurs stratégies successives, ou des variantes de la même stratégie...
Des deux parties de l'Empire Romain, la partie orientale est certainement la plus vulnérable. C'est pourtant l'Empire d'Occident qui dépérit et disparut durant le Ve siècle. La raison essentielle, si l'on suit Edward LUTTWAK par exemple, pour laquelle l'Empire d'orient survécut si longtemps à l'Empire d'Occident tient à la capacité d'adaptation stratégique de ses gouvernants : leur puissance diminuée, ils surent inventer de nouvelles manières de tenir tête à leurs ennemis, anciens comme nouveaux. L'armée et la marine, ainsi que la bureaucratie chargée du recouvrement des impôts, qui jouait un rôle de premier plan en leur apportant à tous les deux les ressources nécessaires ainsi qu'à l'empereur et à tous les personnels officiels - sans compter son rôle de renseignement et de contrôle (même imparfait) des populations - ont sans doute connu de considérables changements au cours des siècles, mais la conduite globale des affaires stratégiques révèle une continuité bien déterminée ; à la différence de l'ancien Empire romain avant sa division, l'Empire byzantin s'appuyait moins sur la force militaire et davantage sur toutes les dormes imaginables de persuasion - qu'il s'agît de recruter des alliés, de dissuader des ennemis ou encore d'amener des ennemis potentiels à s'attaquer entre eux. De plus, quand ils devaient combattre, les Byzantins étaient moins enclins à détruire leurs ennemis qu'à les contenir, pour conserver leur propre force intacte, mais aussi parce qu'ils savaient que leur ennemi d'aujourd'hui pourrait être leur allié de demain.
Il en alla ainsi, nous explique l'un des spécialistes les plus respectés à l'échelle internationale de la stratégie de l'Empire romain, au début du Ve siècle, lorsque le flot dévastateur des Huns conduit par Attila fut détourné avec un recours minimal à la force et maximal à la persuasion ; les Huns tournèrent leur offensive vers l'Ouest. Il en alla encore de même 800 ans plus tard : en 1282, lorsque le puissant Charles d'Anjou préparait une invasion, depuis l'Italie avec la claire intention de conquérir Constantinople, il se trouva soudain immobilisé par l'explosion d'une révolte qui embrasa la Sicile ; c'était le résultat heureux d'une conspiration impliquant l'empereur MICHEL VIII PALÉOLOGUE (1259-1282), le roi PIERRE III du lointain Aragon et le maître comploteur GIOVANNI DA PROCIDA.
L'Empire romain parvient ainsi à s'assurer sa survie, épique (et parfois scabreuse...) grâce à un succès sans équivalent dans le domaine de la stratégie. Cela ne peut être du seul ressort de batailles remportées sur le terrain - aucune suite de victoires heureuses ne peut en effet durer 8 siècles. En réalité, l'Empire subit de nombreuses défaites, certaines en apparence catastrophiques tout au long de son existence. Une très grande partie du territoire impérial se trouva plus d'une fois envahie. Constantinople elle-même dut subir plusieurs sièges depuis sa fondation en 330 jusqu'à sa prise désastreuse, en 1204, par les catholiques durant la quatrième croisade ; après quoi l'Empire se réduit au seul royaume des Grecs, qui expire sous les coups des Ottomans finalement en 1453.
Le succès de l'Empire byzantin dans le domaine de la stratégie est d'un autre ordre que n'importe quelle série de victoires ou de défaites tactiques : l'Empire se montre capable, en toutes circonstances, siècle après siècle, de se doter d'une capacité d'action hors de proportion avec sa seule force militaire, même en réunissant toutes ses troupes disponibles ; pour accroitre cette capacité, il mobilise l'ensemble des artifices de la persuasion et de sa supériorité dans le domaine de l'information. L'équilibre et la synergie entre la diplomatie et la force militaire est rendu possible par une certaine capacité à traiter les informations sur la présence d'ennemis sur des routes bien surveillées. Pas de bureaucratie de renseignement, inconcevable à l'époque, pas de traitement systématique de dossiers, que l'Empire ne sait d'ailleurs pas conserver de manière systématique, pas de cartes précises du monde connu non plus, car le monde romain n'est pas en mesure de concevoir l'espace sous une forme cartographique, mais un sens de l'observation supérieur à celui de ses ennemis, et une capacité de manipuler des étrangers bien moins informés.
L'entretien d'une force militaire régulière, et d'un réseau d'espions fidélisés n'est possible que par le maintien de deux dispositifs d'une importance essentielle issus d'ailleurs de l'Empire romain avant sa division : un système de collecte d'impôts d'une efficacité sans équivalent pour l'époque, doublé de méthodes de comptabilisation et de budgétisation efficientes et une instruction militaire systématique, permettant de former chaque nouvelle recrue et d'entretenir régulièrement les unités par l'exercice et les manoeuvres tactiques.
La stratégie byzantine ne s'invente pas dans toutes ses composantes dès le début. Ses éléments se constituent progressivement, sous la pression d'ennemis différents : les empereurs DÈCE (249-251), THÉDOSE II (408-150), JUSTINIEN (527-565), HÉRACLIUS, entre autres, savent utiliser le savoir militaire de leurs ennemis au profit de l'Empire. Cette stratégie peut remporter les succès que l'on connait grâce également à une révolution tactique : la cavalerie remplace l'infanterie comme pièce maitresse des forces terrestres, plus précisément, l'infanterie lourde des légions classiques sont remplacées par des unités mobiles de fantassins, tandis que la cavalerie est renforcée. Les cavaliers portent des armures renforcées, plus ou moins importantes et son capables aussi de se muer en archers montés. Les armes de jet sont favorisées et les corps à corps en bataille rangée souvent évités. Seul élément conservé de l'ancienne armée romaine, tout l'ensemble qui sert à la guerre de siège, d'ailleurs perfectionné de siècle en siècle. Tant la guerre de siège que la guerre à distance (maniement des armes de jet, des flèches aux lances) exigent toutefois un entrainement constant et des troupes aguerries. L'archerie montée est un art très exigeant et aussi très périssable, aussi les périodes qui voient l'armée byzantine incapable d'assurer un entrainement régulier et intensif sont des périodes de recul de l'Empire. Et comme l'Empire se réduit peu à peu territorialement, de moins en moins de ressources humaines peuvent être captées pour l'enrôlement et l'entrainement. Il arrive à un moment où il perd cet avantage tactique.
On ne peut dresser un tableau d'ensemble de l'Empire sans discuter aussi de l'impact important de la Grande Peste, qui frappe de plein fouet, plus que les autres contrées, ses territoires, en plein développement stratégique de l'empereur JUSTINIEN, qui non seulement met fin à son espoir de reconstitution de l'Empire romain dans son ensemble, mais obère grandement toutes ses capacités économiques pour un temps long. (LUTTWAK)
Une série de penseurs stratégiques
Contrairement, semble-t-il, aux Romains d'Occident, les Byzantins ont écrit de nombreux traités sur les institutions militaires, dans lesquels la dimension stratégique est parfois effleurée, même si la conduite du combat est le souci prédominant. Les premiers recueils notables datent du Ve siècle. Le Pero strategikes (De re strategica) anonyme "offre un plan complet, quoique très schématique, de la science militaire. Si le premier écrit rencontré se rattache à la tradition des tacticiens antérieurs, les oeuvres qui suivent dégagent quelques nouveautés, montrent un travail qui ne se limite pas à copier ou à adapter" (Alphonse DAIN, Les stratégistes byzantins).
Malheureusement, les pertes sont considérables. Parmi des références multiples, on relève des traités d'ingénieurs et d'innombrables paraphrases et adaptations. Le genre est suffisamment noble pour que même des empereurs s'y adonnent, ou plutôt qu'on leur attribue la paternité de traités célèbres : l'empereur MAURICE patronne ainsi le Strategicon (qui fait de larges emprunts à ONOSANDER) au début du VIIe siècle. Les philologues discutent furieusement entre eux sur les attribution de tels ou tels écrits. L'empereur LÉON LE PHILOSOPHE des Constitutions tactiques (qui incluent une Naumachie) au début du Xe siècle précède l'empereur NICÉPHORE PHOKAS qui inspire un traité de tactique (De re militari) et un traité sur la guérilla (De Validations) vers la même époque.
C'est à cette époque que s'arrête la lignée des tacticiens "au moment où se confirme l'apparition d'une aristocratie militaire, comme si les problèmes de la guerre étaient devenus des problèmes familiaux, moraux, à traiter entre soi" (Gilbert DRAGON, "Ceux d'en face", Les peuples étrangers dans les traités militaires byzantins, Travaux et mémoires, 1980). Les travaux qui suivent ne sont plus que des compilations. La principale est celle de NICÉPHORE OURANOS, dont la Tactique comporte 178 chapitres.
Toute cette littérature, à laquelle travaille sans doute au long des siècles de multiples copistes à l'intention des divers chefs militaire, n'est aujourd'hui étudiée que par des philologues, uniquement soucieux de la reconstitution des textes, leurs exégèse reste à faire. La collection de stratagèmes reste le genre dominant. La Tactique de NICÉPHORE OURANOS insiste sur l'usage des espions, le choix du terrain, les ordres de marche et de combat... Les auteurs recommandent de s'adapter à l'ennemi, sur lequel les commentaires ne sont toujours flatteurs. NICÉPHORE PHOKAS se moque des Occidentaux, notamment des Francs : "Leur dieu, c'est leur ventre, leur audace la goinfrerie, leur courage la soûlerie" (voir les travaux de J.A. de FOUCAULT).
La littérature est sans doute à l'époque autant abondante en matière de forces terrestres que de pensée navale. BYZANCE est à cet égard l'héritière à la fois des Romains et des Grecs. Ses tacticiens, actifs du Ve au Xe siècle, consacrent une partie de leurs écrits à l'art naval, à la naumachie. La première Naumachia date du Ve ou Vie siècle, l'exégèse contemporaine l'attribue à SYRIANOS, auteur qui semble avoir été assez connu ; il traite tant des préparatifs que des dispositions en vue de l'ordre de bataille. L'empereur LÉON VI a écrit (inspiré), au début du Xe siècle, un volumineux traité, les Constitutions tactiques (également connues sous le titre d'Institutions militaires), dont la dernière (ou l'avant-dernière selon les éditions) partie est consacrée au combat sur mer. Tous les textes navals byzantins sont ensuite réunis dans un corpus, dit ambrosien (Alphonse DAIN). (COUTEAU-BÉGARIE)
Le "code opérationnel" byzantin
Reprenant leur forme d'expression favorite, vives injonctions et conseils avunculaires assez directifs, Edward LUTTWAK, au bout de son étude sur La grande stratégie des Byzantins, décrit en 7 points le "code opérationnel" de l'Empire Romain d'Orient.
1 - Évitez la guerre par tous les moyens possibles dans touts les circonstances possibles, mais agissez toujours comme si elle pouvait commencer à tout moment. Entrainez à la fois les recrues individuelles et les formations complètes d'une manière intense, exercez les unités les unes contre les autres, préparez les armes et les approvisionnements pour être en situation de pouvoir livrer bataille à tout moment - mais ne vous précipitez pas au combat. Le but ultime que l'on doit se fixer en se préparant du mieux possible au combat est de renforcer la probabilité de ne pas être content de combattre du tout.
2 - Rassemblez toute l'information possible sur l'ennemi et sa mentalité, et ne cessez jamais de surveiller ses mouvements. Patrouiller et sonder l'ennemi par des actions de reconnaissance menées avec des unités de cavalerie légère constituent toujours des opérations nécessaires, mais non suffisantes. Vous devez disposer d'espions à l'intérieur du territoire ennemi pour qu'ils vous avertissent très tôt des menaces de guerre, ou tout au moins vous informent de préparatifs de guerre et vous aident ainsi à deviner les intentions de l'ennemi. Entre la reconnaissance menée par des unités de combat et l'espionnage en tenue civile, l'approche moyenne de la collecte du renseignement est souvent la plus productives : les éclaireurs clandestins (c'est-à-dire dissimulés dans la nature), chargés d'observer de manière passive et de revenir au rapport. Les efforts déployés pour surveiller l'ennemi par des éclaireurs et interdire à l'ennemi l'utilisation de ses propres éclaireurs sont rarement des efforts gaspillés.
3 - Faites campagne avec vigueur, à l'offensive comme à la défensive, mais attaquez, surtout, avec de petites unités ; mettez l'accent sur les patrouilles, les raids et les escarmouches plutôt que sur les attaques mobilisant tous vos moyens. Évitez la bataille, et tout particulièrement la bataille sur grande échelle, sauf circonstances très favorables - et même en ces circonstances, évitez-la si possible, à moins que l'ennemi ne soit d'une manière ou une d'autre tombé dans une situation d'infériorité complète ou que sa flotte n'ait été sérieusement endommagée par des tempêtes.
4 - Remplacez la bataille d'attrition par la "non-bataille" de la manoeuvre. Sur la défensive ; au lieu de les affronter, conservez une distance rapprochée avec les armées d'invasion, rester juste au-delà de la portée de leurs armes pour fondre aussi vite que possible en situation de supériorité numérique sur les détachements, les trains de bagages et les bandes isolées occupées au pillage. Préparez des embuscades sur grande et petite échelle le long du chemin emprunté par les forces ennemies et attirez-les dans des embuscades par des retraites simulées. A l"offensive, montez des opérations de raid ou, mieux encore, de test pour sonder l'ennemi avec retraite immédiate si elles rencontrent une solide résistance. Appuyez-vous sur une activité constante, même si chacune de vos actions se déroule sur petite échelle, pour démoraliser et affaiblir matériellement l'ennemi avec le temps.
5 - Efforcez-vous de terminer les guerres avec succès en recrutant des alliés dont l'intervention puisse modifier en votre faveur la balance globale de la puissance entre les parties. La diplomatie est par conséquent encore plus importante pendant la guerre qu'en période de paix - les Byzantins n'auraient jamais fait leur aphorisme absurde disant que "lorsque les canons parlent, les diplomates doivent se taire", et d'ailleurs, dans les faits, la diplomatie continue toujours pendant la guerre. Dans le recrutement d'alliés pour attaquer l'ennemi, les recrues les plus utiles sont ses propres alliés, parce qu'ils offrent l'avantage de leur proximité et de leur connaissance sans égale des manières de combattre les forces de l'ennemi. les commandements ennemis que l'on a réussi à faire cha,fer de camp par des opérations de subversion, pour qu'ils servent les intérêts de l'Empire, sont des alliés encore meilleurs, et l'on trouverait les meilleurs de tous à la cour même de l'ennemi, voire au sein de sa famille. Mais il faut recruter même des alliés périphériques dont l'aide potentielle reste limitée, même si cela se révèle possible.
6 - La subversion est la meilleure voie vers la victoire. Son coût est tellement faible, en comparaison des coûts et des risques d'une bataille, qu'il est indispensable de toujours la tenter, même avec des cibles les moins prometteuses en raison de leur profonde hostilité ou de leur ardeur religieuse. Quand il fait face à une offensive du jihad imminente, il est conseillé au strategos de se comporter en ami des émirs qui tiennent les châteurs forts des frontières, en leur envoyant des "paniers de cadeaux". Nulle exception à prévoir pour les fanatiques bien connus : dès le Xe siècle, les Byzantins s'étaient rendus compte que les fanatiques religieux peuvent aussi se laisser corrompre, et souvent même avec davantage de facilité que les autres - ils ne manquent pas de créativité, en effet, quand il s'agit d'inventer des justifications religieuses pour se laisser corrompre...
7 - Lorsque la diplomatie et la subversion ne suffisent pas et que le combat est inévitable, on doit le livrer avec des tactiques et méthodes opérationnelles "relationnelles" qui contournent les points forts les plus marqués de l'ennemi et exploitent ses faiblesses. Pour éviter de consumer les principales forces de combat, il peut se révéler nécessaire d'éroder patiemment le moral et les capacités matérielles de l'ennemi. Cela peut exiger un temps très long. Mais il n'y a aucune urgence : dès qu'un ennemi disparait, en effet, on peut être certain qu'un autre prendra sa place car tout est soumis à un changement continuel avec la grandeur et la décadence des souverain et des nations. Seul l'Empire est éternel.
Ce qu'il fait avoir en tête, c'est que les armées d'alors ne sont pas uniformes comme celles des temps contemporains, l'addition d'éléments hétéroclites sur le terrain, provenant de nations différentes est chose courante, ce qui fait que le ralliement d'ennemis peut se traduire assez vite par l'accroissement des forces à disposition... Seul un "noyau dur" des armées de l'Empire, celui qui provient d'un entrainement et d'une expérience constante, reste nécessaire pour l'emporter, car il est à la fois pour les nouvelles forces gage de puissance et de prestige et pour l'ensemble de l'armée une garantie d'efficacité. Par ailleurs, ce code impérial, et LUTTWAK en convient dans une note, s'élabore peu à peu et n'existe pas entièrement dès l'avènement de l'Empire. Mais les Byzantins apprennent et apprennent relativement vite, guerre après guerre (ils en ont de tellement nombreuses...) et des générations d'ingénieurs et de chefs militaires, surtout à partir du moment où se forme une aristocratie militaire, accumulent ces expériences, dotés de plus de systèmes de conservation des savoirs, bien supérieur - bien qu'ils ne puissent évidemment pas rivaliser avec nos moyens modernes - à celui de leurs voisins, alliés ou ennemis...
Un code civilo-militaire efficace et pourtant à l'origine de la fin de l'Empire byzantin
Que ce soit dans l'ère protobyzantine (365-610) d'un Empire très menacé et soumis à bien des vicissitudes (ravages par des peuplades nomades barbares, tentatives de restaurations), sous les dynasties isaurienne et amorienne (717-867), sous la dynastie macédonienne et l'apogée de Byzance (867-1081) ou encore dans la période de la noblesse militaire au pouvoir (Commènes et Anges, de 1081 à 1204) et sous l'Empire de Nicée (1204-1261) ou encore sous les Paléologues (1261-1453), il existe un certain nombre de constances institutionnelles et de mentalités collectives qui forme, avec de considérables variantes, un code impérial civil-militaire efficace. Entre la formation et la continuité de corps de percepteurs des impôts (fin du règne de JUSTINIEN), la persistance de l'activité de générations d'érudits, d'écrivains (scribes) et d'administrateurs, la stimulation de l'économie urbaine, la recherche jamais abandonnée d'un équilibre entre autorités religieuses et autorités politiques, des pratiques de recrutement, d'entrainement et de paiement des armées, l'Empire est très souvent sous l'effet de rénovations profondes, malgré les aspects extérieurs persistants de décadence.
L'Empire jouit d'une double chance, alors que vu de l'extérieur l'histoire byzantine apparait comme un "tissu de révoltes, de séditions et de perfidies" (MONTESQUIEU), cette vision donnant même un nom commun (querelles byzantines) :
- d'ordre géographique, les attaques ennemies survenant les unes après les autres et non de manière coordonnée, les ennemis en question étant bien moins organisés de l'Empire, même s'ils gagnent bataille sur bataille et territoire sur territoire ;
- d'ordre mental de la part des dirigeants : après JUSTINIEN, à commencer par les Héraclites, les autorités politiques et religieuses renoncent au rêve universaliste de reconstitution de l'Empire Romain maitre de la Méditerranée.
A chaque phase de reconquête de territoires perdues, notamment sous les Macédoniens, qui progressent dans l'organisation du système administratif et surtout de la gestion des pouvoirs que peuvent acquérir des percepteurs aux activités, vu les distances, difficilement contrôlables, le développement économique se double constamment d'un développement culturel, à un point où même lors des rétrécissements politiques de l'Empire les activités culturelles perdurent, malgré la perte de positions économiques. L'Empire sait compenser des pertes de provinces par un développement de l'activité industrielle et commerciale, par un contrôle étroit des corporations dont les chefs sont nommés par l'administration. La nécessité de protéger des routes commerciales entraine des guerres continuelles qui ne sont pas des guerres de conquête de territoires et c'est un élément essentiel. Les campagnes militaires de PHOCAS par exemple font parfois de Byzance la première puissance d'Europe et d'Asie antérieure, mais le double mouvement du renchérissement de ces campagnes et de l'accroissement du pouvoir des chefs militaires menacent l'équilibre interne, à un point qu'on peut parfois se permettre une comparaison avec les causes de la décadence de la partie occidentale de l'Empire, perclus de guerres civiles, les chefs militaires, là aussi, prenant le pouvoir impérial au grès de leurs succès.
Ce dernier phénomène pourrait ne pas mettre complètement en danger l'existence même de l'Empire si une cause structurelle (mentale) de décadence ne s'y ajoutait pas. Les prodigalités des souverains au pouvoir mal assuré, contraints de satisfaire la cupidité de leurs partisans demeurent la règle en dépit de l'état des finances de l'État. Lorsque des poussées permettent de récupérer territoires et routes commerciales, ces finances se maintiennent, et cela encourage d'ailleurs encore plus les souverains de garder par leurs prodigalités leurs alliances internes, mais lors du rétrécissement continuel et séculaire de l'Empire, cette propension, plus cette méthode de gouvernement, précipite la survenue de désastres majeurs. Au point où les alliés extérieurs intermittents de l'Empire (Vénitiens, Normands) en viennent à lorgner vers les richesses insolentes des pouvoirs civils et religieux de Byzance. Dans la course à la puissance, surtout après 1081 où la noblesse militaire se maintient au pouvoir, la charge des impôts qui permettent le maintien de son train de vie prestigieux sur la paysannerie s'accroit et en vient à menacer la base même de recrutement des armées. Alors qu'auparavant, la sécurisation des campagnes et des routes commerciales permettait à l'autorité centrale de bénéficier de maintes manières de sa popularité, le poids des impôts et les pillages se conjuguent, dans un déséquilibre social de plus en plus marqué entre riches et pauvres, visible dans les provinces et pas seulement dans la capitale, pour désolidariser de plus en plus les populations des destinées de l'Empire.
Byzance, à un moment donné (dans les années 1400 notamment) ne peut plus jouer stratégiquement sur le double front européen et asiatique, à la fois par ses alliés de plus en plus défaillants et par ses propres populations laissées démunies devant l'avidité des nobles de province. Le double ressort d'une administration solide, de prospérité bon an mal an sauvegardée et de succès militaires synonymes d'afflux de richesses agit alors comme un ciseau : l'administration aux mains des nobles devient un facteur d'appauvrissement général et les reculs territoriaux (et le système de tributs qui de créditeur devient débiteur pour l'Empire) amenuisent toutes les ressources à la fois morales et économiques. Le système féodal qui s'installe peu à peu produit ses effets, les mêmes qu'en Occident : l'émiettement de l'Empire, où de nouvelles entités surgissent, reprenant souvent d'ailleurs à leur compte les héritages économiques et culturels, est constant. L'Empire devient simplement principauté..., même si, à l'image du Saint Empire Romain Germanique longtemps cher aux dynasties européennes, son prestige survit à son déclin...
Edward LUTTWAK, La grande stratégie de l'empire byzantin, Odile Jacob, 2010. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002. José GROSDIDIER DE MATONS, L'Empire byzantin, Encyclopedia Universalis, 2014.