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1 juin 2016 3 01 /06 /juin /2016 08:05

   David HUME ne jouit pas de la même réputation en sciences politiques qu'en philosophie et par ailleurs les commentateurs dans leur ensemble perçoivent dans son oeuvre politique la crainte insistante des révolutions, voire une certaine âpreté réactionnaire. Au mieux, on met l'accent sur son "conservatisme" dont témoignerait le souci de se livrer à une apologie excessive de la Constitution issue de la Glorieuse Révolution de 1688. On oublie souvent l'impact de l'auteur sur le libéralisme d'Adam SMITH, sur l'utilitarisme de BENTHAM, sur le démocratisme de Stuart MILL ou encore son rôle dans la formation de l'École historique écossaise, qui représente assez paradoxalement l'un des maillons qui relient la construction d'une sociologie historique (dont SAINT-SIMON et MARX sauront, chacun à sa manière, tirer profit) à la tradition récente de l'individualisme libéral.

 

Une oeuvre qui va au-delà du positionnement politique de son auteur...

Mais la postérité balaie tout, et son positionnement politique, dans le paysage de la philosophie politique, apparait comme celui d'un conservateur réactionnaire. Pourtant, la signification de ce conservatisme, plus que ce conservatisme lui-même, fournit au public français des Lumières des aliments qui vont au-delà du jeu politique de la Grande-Bretagne. L'étude de ses deux livres de philosophie politique, Du contrat originel (1748) et De l'origine du gouvernement (1774), plus sans doute que sa monumentale Histoire d'Angleterre (1754-1762) est réalisée par bien des auteurs qui ne s'arrêtent pas à son positionnement politique, voire politicien.

     Le premier essai dénonce, essentiellement contre LOCKE, les termes d'une origine fictive de l'état civil et le second prétend repérer, en partie dans le sillage de MACHIAVEL, les composants de l'origine réelle des sociétés. Le débat politicien s'organise souvent en Angleterre autour de l'autorité de l'antériorité historique jusqu'à formuler des mythes contre lesquels s'élève David HUME, qui s'irrite de l'amalgame entre "libertés" arrachées par les barons contre la Royauté et "libertés" accordées à tous les citoyens (terme qui n'englobe pas le peuple ignorant...).

Pour Didier DELEULE, "le problème politique classique de l'équilibre de l'autorité et de la liberté se trouve, dans ce jeu de bascule, affecté d'un nouveau coefficient d'intelligibilité qui devrait décourager toute interprétation politico-morale du "conservatisme" humien."

Son "conservatisme" s'appuie sur un principe fondamental énoncé dans Traité sur la nature humaine : "Le temps et l'accoutumance donnent de l'autorité à toutes les formes de gouvernement et à toutes les dynasties de princes ; le pouvoir qui, tout d'abord, s'est uniquement fondé sur l'injustice et la violence, devient avec le temps légal et obligatoire." 

    L'avènement de la notion de gouvernement, de l'État, est décelée par HUME dans la compétition guerrière qui découle de la rareté des biens disponibles parmi les groupes humains déjà constitués. La nécessité économique sécrète le conflit ouvert qui, lui-même, donne naissance à une hiérarchie militaire bientôt convertie - dès le retour à la paix - en hiérarchie civile et en système de gestion politique, sous la pression des services rendus et des commodités apparues renforcés par l'habitude acquise. David HUME se situe dans le droit fil de la pensée politique moderne assignant à l'État une origine économique et une mission de préservation des avantages acquis par le processus déjà engagé de maitrise de la concurrence sauvage. Son originalité réside sur le fait que (à l'inverse de HOBBES), qu'il n'y a aucune nécessité intrinsèque rattachée à l'État, qui n'est qu'une institution contingente. L'État relève plus, en un premier temps, de la commodité administrative et de la délégation gestionnaire que de la coercition obligée et de l'omniprésence interventionnistes dans la préservation du lien social. 

  L'origine des régimes politiques existants doit être cherchée du côté de la conquête, de l'usurpation, de l'hérédité ou de l'élection suivant les circonstances plutôt que dans la fiction d'un contrat originel que HUME appréhende comme un travestissement idéologique (de même d'ailleurs que la doctrine concurrente du droit divin). Ce travestissement est destiné à justifier un système politique, fondé en réalité sur un rapport de forces, qui ne se maintient que grâce à la soumission volontaire du peuple. Il en résulte que, pas plus que la morale, la religion ou l'économie, la politique n'est originairement fondée sur la normativité de la raison. Le mythe de la souveraineté populaire ne résiste pas à l'analyse des faits : l'illusion du contrat passé entre le roi et le Parlement après la Glorieuse Révolution, s'évanouit devant la réalité de la procédure. Il ne s'agit pas pour HUME de nier que le consentement du peuple soit le plus juste fondement du gouvernement, mais de constater que les conditions de son exercice ne sont pour ainsi dire jamais réunies, le peuple lui-même n'en demandant pas tant. le consentement populaire est si peu présent que l'obéissance au gouvernement mis en place s'effectue d'abord par la crainte et non par obligation morale, et que seul le temps, en vertu du principe de longue possession, accoutume les sujets à reconnaitre comme légitime ce qui fut d'abord le fruit d'une usurpation ou d'une conquête.

Ses adversaires ont beau jeu de faire glisser l'interprétation de sa pensée, de la dénonciation d'un état de fait à son approbation, à sa justification pour maintenir l'ordre social. Pourtant en dénonçant les mythes d'un contrat originel et même les mythes d'un état naturel originel où le peuple serait souverain, il ruine la représentation, le camouflage...

 

HUME dans le jeu politique

    Concrètement, dans le jeu politique, HUME défend le régime mis en place en 1688, lequel s'accompagne d'une Constitution qui, en deux temps au moins, la Déclaration des Droits de 1689 et l'Acte d'Établissement de 1701 définit une orientation nouvelle des rapports entre le souverain et le peuple. Contre les partisans de la doctrine lockienne du droit naturel et du contrat social qui trouvent dans l'"Ancienne Constitution" où lois et coutumes régissaient le royaume d'avant la conquête normande. C'est toute la lecture de l'histoire constitutionnelle de l'Angleterre que David HUME conteste, celle qui fait faire à cette histoire une continuité entre la Grande Charte, reconstitution des Communes sous le règne des Tudor, Pétition des Droits de 1628, Déclaration des Droits de 1689. A la différence des historiens whigs, HUME ne croit pas à une pratique démocratique des ancêtres et il nie l'existence d'une branche populaire de la législation saxonne : le gouvernement anglo-saxon était de type aristocratique et les wites ne sont certainement pas la forme primitive des Communes. La Charte par exemple ignore superbement les Communes et garantit les privilège des barons.

Toute proportion gardée, cette falsification précède l'autre encore plus monstrueuse du pouvoir soviétique, qui au nom des Soviets, a détruit précisément les Soviets : le pouvoir communiste se construit contre le communisme. 

Le "conservatisme" humien s'oppose ainsi à l'esprit restaurateur du whiggisme théorique : la "Glorieuse Révolution" ne restaure pas, contre les fâcheuses innovations de la dynastie Stuart, les droits imprescriptibles du peuple ancestralement reconnus par une constitution primordiale elle-même fondée sur l'une des variantes d'un prétendu contrat originel. Parce qu'HUME s'oppose à cette idée d'un contrat originel, on le décrit comme l'opposant d'un tel contrat. C'est que HUME est loin de percevoir à partir d'une unité essentielle, une continuité réelle de la forme anglaise du gouvernement derrière les errements apparents de l'histoire constitutionnelle. Il raisonne en termes d'"altérations" successives, d'instabilité, de glissements du pouvoir, suivant les circonstances, vers tel ou tel ordre de l'État : la Constitution n'est pas primitivement établie ; elle se construit progressivement avec des fortunes diverses, sans qu'aucun plan préalable fixé une fois pour toutes en régularise le cheminement. De ce point de vue - et quoi qu'on en pense par ailleurs -, la révolution de 1688 représente une réelle innovation, manifeste la puissance d'invention de l'esprit humain en introduisant "une nouvelle face de la constitution". 

Contrairement aux explications psychologique ou économique de la "corruption" des régimes politiques, il s'appuie sur une perception du corps politique qui s'inscrit elle-même dans une vision quasi biologique du corps en général où les changements d'états sont régis par la "corruption" ou la "dissolution", mais dont chaque étape doit être pensé spécifiquement comme un processus naturel qui peut être accéléré ou retardé sous la pression de "circonstances extérieures".

Avec HUME, le corps politique possède des dynamismes propres, dont les ressorts ne s'expliquent pas (uniquement et principalement) par la psychologie de ses membres ni par l'économie comprise comme reposant sur la propriété-pouvoir, les contestations de la propriété entrainant pour ses adversaires automatiquement le délabrement du système politique... Et ces dynamismes propres sont constitués de l'équilibre maintenu ou non des éléments du corps politique.

"L'équilibre maintenu, poursuit Didier DELEULE, des éléments du corps politique doit ainsi retarder au maximum la dégénérescence du système constitutionnel, perspective inévitable toutefois et susceptible d'être accéléré par les secousses qui traversent le corps social (gonflement de la dette publique, développement de l'esprit de faction, isolationnisme de la politique étrangères). La mise en place d'une coalition de partis apparaitrait ainsi comme un remède susceptible de ralentir le processus de dégénérescence aussi bien sur le plan économique et social que sur le lan plus strictement politique, en faisant reculer le seul ennemi réel : celui qui, d'où qu'il vienne (nostalgique du passé, bâtisseur de républiques imaginaires, faiseur de normes transcendantes), renoncerait à respecter les principes essentiels de la Constitution, remettant en cause la stabilité politique et suscitant du même coup des obstacles à l'essor économique du pays. La victoire de la modération sur l'esprit de faction exige donc la reconnaissance, sans fétichisme, de l'établissement du plan de liberté dont les "heureux effets ont été démontrés par l'expérience" et auquel "un long laps de temps a conféré la stabilité". On peut espérer dès lors conserver instacte la forme de la Constitution dans la mesure où le système des contrepoids (checks and controls) est appelés à librement se déployer en dehors de l'esprit de faction qui en détériore le mécanisme et accélère l'usure - par ailleurs naturelle - des rouages. 

La coalition des partis qui, en 1688, a mis fin à l'ère de la monarchie absolue en inaugurant une nouvelle face de la Constitution, représente certainement aux yeux de Hume l'ultime effort d'ajustement du corps politique à la croissance économique entrainée par le déplacement de la balance de la propriété : la liberté s'y équilibre avec l'autorité. Ce qui signifie entre autres que la liberté d'entreprendre et de circuler doit pouvoir être contrebalancée par une autorité suffisamment forte pour imaginer et faire appliquer le cas échéant les réformes qu'exige la réadaptation continuelle du régime mixte face aux impedimenta qui en entravent le fonctionnement normal. Les remèdes proposés pour ralentir la dissolution du corps politique participent à cet effort : ils supposent que le retard de la corruption du corps politique est la condition première de la facilitation de la croissance économique ; ils supposent également que - pour n'être pas le meilleur régime - la Constitution mixte, étant donné les circonstances, demeure encore le régime le mieux adapté à cette vocation. Non point en raison de sa prétendue pureté originelle assurés par un contrat, mais plutôt pour l'esprit qui en a permis l'avènement.

La polémique, engagée par Hume, contre l'idée de contrat originel et d'ancienne constitution vise ainsi à rappeler que la norme, loin d'être instruite et contraignante par l'essentialité qui l'habite, extérieure à l'agent (ce qui, pour le coup révélerait bien un esprit conservateur), est, dans sa variété et sa contingence, construite en fonction des "circonstances" ; son éventuelle contrainte - précisément établie et non point donnée - vient de ce qu'elle est élaborée, non attendue et non conforme." On comprend pourquoi, par cette réelle importance accordée au rapport de forces, pourquoi l'analyse de HUME, même s'il reste un libéral et est attaché à la propriété, aie attiré l'attention de MARX.  

"Entre le libéralisme de Locke (par exemple) et celui de Hume, il y a toute la distance qui sépare la conformité de l'invention. SI Hume est conservateur, il n'est pas conformiste. Et son "conservatisme" tient prioritairement dans la reconnaissance de la stabilité politique (historiquement construite) comme condition de possibilité de la poursuite de la croissance économique."

 

  C'est à peu près le même ton que prend l'analyse d'Anthony QUINTON qui rappelle lui aussi que David HUME s'est autant intéressé à la politique quotidienne de son temps qu'aux plus vastes généralités de la théorie politique. "En ce domaine, il s'est surtout illustré par l'acharnement exemplaire avec lequel il a critiqué la théorie contractualiste du gouvernement défendue par Hobbes et Locke : rejetant l'un et l'autre les théories de l'obéissance passive et du droit divin, ces deux auteurs avaient soutenu en effet que, parce que le devoir d'obéissance aux gouvernements a un caractère contractuel, l'obéissance promise ne peut être inconditionnelle (cette conclusion étant toutefois plus nette chez Hobbes que chez Locke.)"

 Les arguments de David HUME sont exposés d'abord dans le livre III du Traité sur la nature humaine, mais ensuite de manière plus condensée et percutante dans l'essai Du contrat originel.

"Son objection décisive est que, si l'on demande : "Pourquoi faut-il obéir aux gouvernements en place" et que l'on répond : "Parce qu'on a promis de le faire", cette réponse soulève elle-même la question : "Pourquoi doit-on tenir ses promesses?" : à cela, on peut uniquement répliquer que le respect des promesses va dans le sens de l'intérêt général ; mais, si l'on ne peut fournir d'autre réponse à la question de savoir pourquoi il faut obéir aux gouvernements, pourquoi passer par le "détour" inutile qui consiste à arguer que l'obéissance serait fondée sur une promesse? L'accomplissement des promesses et le devoir d'allégeance sont placés en fait sur le même plan que le respect de la propriété : en tant même qu'elles s'étayent sur des vertus artificielles ou systématiques, de telles règles ne se justifient que par la contribution que leur observance principale apporte au bien-être de chacun. Principe utilitariste d'où il s'ensuit que le refus d'allégeance ou la rébellion sont admissibles chaque fois qu'un gouvernement est soit trop faible pour offrir protection et sécurité (...), soit si oppressif que tout le monde se porterait bien mieux sans lui. Mais, n'étant pas révolutionnaire, Hume met en garde contre ces tentations.

Hume ne compte pas parmi les chantres du libéralisme : "La liberté représente la perfection de la société civile ; mais il convient pourtant de reconnaitre que l'autorité est essentielle à son existence même", observe-t-il ; et il n'a rien non plus d'un démocrate, puisqu'il estime que les membres des élites éduquées chez qui les passions calmes prédominent devraient diriger les masses ignorantes et irréfléchies. Son conservatisme sceptique ou rationnel imprègne les six volumes de son Histoire d'Angleterre, première étude assez impartiale de l'histoire de ce pays qui choqua vivement les zélateurs du "whiggisme" en raison du jugement négatif qu'elle portait sur la frénésie irrationnelle des puritains et des réformateurs protestants qui les avaient précédés ; sympathisant ouvertement avec le malheureux Charles Ier et compatissant même aux misère de l'archevêque Laud, Hume décrit le souverain décapité comme un roi plus incompétent que malfaisant qui avait eu seulement le tort de tenter de faire prévaloir ses prérogatives légitimes sans vérifier qu'il était assez fort pour obtenir gain de cause." 

 

David HUME, The philosophical Works, Edition T H Green et T H Grose, 4 volumes, reprint of the new edition London 1882, Darmstadt, Scientia Verlag Aalen, 1964. On trouve aussi sur le site Les classiques en sciences sociales deux textes traduits en français sur le même thèmes, mais publiés à des dates différentes, Essai sur l'origine du gouvernement (1777) et Essai sur le contrat primitif (1752).

Didier DELEULE, Hume, dans Dictionnaire des oeuvres politiques, PUF, 1986. Anthony QUINTON, Hume, Seuil, 2000.

 

Relu le 21 juin 2022

 

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